Baal de Brecht au Théâtre National de la Colline
- Diane Delbecq
- 21 mai 2017
- 4 min de lecture

La Philosophie dans le BoudoirAprès avoir mis en scène de Hikmann, la metteur en scène Christine Letailleur revient cette fois-ci au Théâtre de la Colline, pour rendre hommage au théâtre brechtien en proposant une réalisation audacieuse de Baal. A la fois dramaturge, poète et théoricien allemand, Brecht est peu ou mal connu du grand public. On se souvient de la légende de "l'Opéra des Quat'sous" qui lui a valu sa renommée ainsi que d'autres pièces plus populaires comme la Résistible Ascension d'Arturo Ui, qui se joue actuellement à la Comédie Française. Brecht a été le précurseur d'une révolution esthétique dans l'univers du théâtre, avec des pièces ancrées dans un dessein ouvertement politique et philosophique, car son théâtre est avant tout une critique sociale de son époque.
Baal en est l'exemple même. Ecrite en 1918 alors qu'il n'avait que 20 ans, cette oeuvre est étroitement liée au contexte historique dans laquelle elle s'inscrit. A quoi ressemblait la jeunesse de l'Après-Guerre ? On l'imagine traumatisée, détruite et désespérée par les horreurs et les chaos de la guerre. Tel est le sujet de Baal. Un roman d'apprentissage qui tourne mal, et se transforme en une déambulation interminable dans les viscosités de l'existence. Baal devient alors une oeuvre de libération comme pour extérioriser les massacres de la guerre, et s'entend comme un long poème en prose nous retraçant l'existence de cette jeunesse tourmentée. Par son ancrage historique, elle amène le spectateur à une conscience plus grande de l'Histoire et cela passe par l'acte théâtral lui-même.
Le début de la pièce donne simultanément le ton à la pièce. Dans une atmosphère quasiment cinématographique, elle s'ouvre sur les vers chantés de Baal, déclamés en voix off. Tandis que son nom apparaît en lettres rouge sang sur un écran au fond de la scène sur lequel s'agitent des formes mouvantes, résonne une puissante musique de Manu Léonard. Car Baal est une peinture de la face sombre de la vie, un "Cri à la Munch" comme le dit si justement la metteur en scène Christine Letailleur. Et ce cri, c'est celui de Baal dont Brecht donnera le titre de sa pièce, incarnation à à la fois de Brecht jeune et symbole de toute une jeunesse fiévreuse et désabusée. Baal est un poète maudit, un ivrogne, un fou, un sauvage, un provocateur, un carnassier, un séducteur, perdu dans les déboires de l'existence, errant inlassablement tout en s'adonnant aux plaisirs de la vie : les femmes (ces "corps blancs"), l'alcool et les mots. Il a un brûlant appétit de vie et jouit de l'existence, celle de l'instant présent, sans fixer le moindre but à son existence. On comprend dès lors le sens du titre initial de la pièce "Baal bouffe! Baal danse! Baal transfigure!".
Le personnage est animé d'une force vitale, qu'il puise dans la poésie, celle de Villon, celle de Verlaine, celle de Rimbaud. Il apparaît comme un homme ostensiblement anticonformiste et immoral, à la sexualité débordante et libérée en rupture totale avec la société de son temps. Baal, c'est le renoncement critique avec le reste du monde, ne reconnaissant ni Dieu, ni maître. Cette perspective nihiliste fait écho à Rimbaud et à sa veine errante et torturée. Elle raconte cette jeunesse hantée, plongée dans une volonté absolue de rester au ban d'une société dont elle rejette les règles. Baal a choisi la solitude de la marginalité et celle protectrice de la Nature, qui est comme à son image, hostile et sauvage, peuplée d'arbres, de feuillages, de ciels, de pluie et de senteurs.
Cette pièce s'aborde par épisode et apparaît, de la même manière que l'existence de Baal, morcelée et déchirée. Chaque séquence est un tableau que Christine Letailleur nous restitue par une mise en scène à l'image du théâtre brechtien : novatrice et moderniste. La scène est dépouillée de tout objet scénique : elle est uniquement constitué de trois murs mobiles, qui se déploient au fur et à mesure de l'évolution dramatique de la pièce. La mise en scène est frappante par son noir onirisme, son caractère sombre et inquiétant. La pénombre scénique imaginée par Christine Letailleur offre des évasions salutaires et des tableaux édifiants : une ville griffonnée, un ciel coloré de teintes violacées, bleutées, rosées, le Soleil qui soudainement prend la couleur noire de la Mélancolie...Ce spectre de couleurs tragiques, sombres et sensuelles contribue à créer une atmosphère cauchemardesque qu'amplifient musiques élégiaques et bruitage du vent. Le spectateur est étourdi par ce vertige des sens. On déambule à travers bois et cavernes, au côté de Baal que l'on accompagne, en pleine folie et ce, jusque dans sa descente dans les décombres de l'Enfer, sublimé par des vidéos où se mêlent cris, feu et ombres.
Pour interpréter ce personnage énigmatique, la metteur en scène a choisi Stanislas Nordley, comédien et metteur en scène - il met actuellement en scène Eric von Stroheim au Théâtre du Rond-Point. Son apparence famélique, son art du verbe, son visage singulier illustrent à merveille la fougue et l'insolence de Baal pour le plus grand plaisir du spectateur. On peut souligner également la merveilleuse performance de Vincent Dissez, dans le rôle d'Ekart, musicien et ami de Baal qui l'accompagnera au fil de ses rencontres et de ses déambulations. Christine Letailleur a choisi le parti pris de respecter le gestus social, si cher à Brecht, consistant à ne donner au costume qu'un rôle purement fonctionnel. Stanislas, dans le rôle de Baal, apparaît dans une tenue neutre, une fine chemise venant habiller son grand corps fébrile.
Baal incarne le poète de tous les âges, irrationnel et c'est sûrement de là que réside toute la beauté de cette pièce. Un grand bravo à Christine Letailleur pour cette mise en scène remarquable qui rend un bel hommage au dramaturge allemand, ayant joué un rôle clé dans l'évolution du théâtre contemporain européen.
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