Le Testament de Marie au Théâtre de l'Odéon
- Diane Delbecq
- 28 mai 2017
- 5 min de lecture

La Comédie Française et le théâtre de l'Odéon s'associent pour présenter Le Testament de Marie, conçu par l'écrivain irlandais, Colm Tolbin. Après l'avoir précédemment produite à New York, puis à Londres, la metteure en scène Deborah Warner propose une nouvelle création théâtrale de cette pièce, cette fois-ci destinée au public français. Dans ce monologue d'une heure vingt, Deborah Warner a choisi Dominique Blanc, pensionnaire à la Comédie Française depuis l'année dernière, pour incarner l'héroïne. Les deux artistes se connaissaient déjà, car c'est sous sa direction que Dominique Blanc a joué l'un de ses plus grands rôles en 1998, le rôle de Nora dans la Maison Poupée d'Ibsen.
Dans cette pièce, bien que le titre le démente, il n'est point tant question de religion que du lien indéfectible qu'unit une mère à son fils. C'est cette relation éternelle et indicible que narre Marie, au travers d'un récit bouleversant, dans lequel elle se livre à nous. Car c'est ce qu'elle nous dit dès le début de son récit, "je me souviens de tout" : depuis la vie paisible qu'elle menait à Nazareth avec son fils tant aimé - qu'elle ne nommera jamais - jusqu'à sa crucifixion, à laquelle elle assiste impuissante. Elle raconte l'évolution de son fils, son désarroi et son abnégation quand il lui dit "Qu'est ce qu'il y a entre toi et moi?" et qu'elle répond "Je suis ta mère". Car avant d'être une figure iconique de la religion chrétienne, Marie est avant tout une Mère, une Femme, pleine de courage mais aussi un corps habité par une terrible douleur, la souffrance d'avoir vu de ses yeux son fils martyrisé. C'est une femme seule, désoeuvrée et abandonnée depuis la mort de son fils. Pleins de sentiments se mélangent et se confondent : le chagrin, la tristesse, la passion, l'amour, la culpabilité...Ses sentiments se succèdent tout au long de cette tirade pleine de cris, de sanglots et de lucidité. Rarement au théâtre, on a donné une voix, un corps tout entier dédiés à un texte.
Avant le début de la présentation, le spectateur est invité à la manière d'un voyeur à déambuler sur la scène même du théâtre où il découvre les différents éléments de décor qui composent la scène. Chacun ne peut qu'être subjugué par la grandeur et la beauté du lieu, la salle de l'Odéon ayant été transformé et aménagé en un édifice sacré. Une centaine de bougies illuminées sont disposées au fond de la scène, tandis qu'à gauche de la scène est posé, sur un perchoir, un condor - qui est symboliquement l'oiseau qui ne se nourrit que de cadavres. A droite s'élève un arbre déraciné, et les rares notes de musique résonnent dans la profondeur de la salle de l'Odeon. Au centre de la scène, dans une cage protectrice faite de dorures, trône Marie. Stoïque et statique telle une statue de marbre blanc, elle est vêtue d'une robe rouge drapée d'un tissu bleu recouvrant ses cheveux bruns. Elle tient dans ses bras un bouquet de fleurs, un tableau est à ses pieds et un large cercle de cierges flamboyants se dresse tout autour d'elle. Dans cette représentation iconique, une impression de divin et de révélation miraculeuse semble s'émanciper du personnage. Par son aspect sacerdotal et son regard baissé vers le sol, elle incarne dans tout son être cette iconographie notoire, la figure à la fois sacrée et silencieuse de la Vierge Marie.
Puis le prologue s'achève. La cage s'élève vers le ciel. Un rideau s'abaisse ne laissant qu'une modeste décoration de scène. Les seuls éléments de scénographie qui demeurent : une échelle, une table, trois chaises, un robinet, une amphore, une cage, un vase...Le spectateur assiste alors à une désacralisation progressive de Marie, à une démystification de la religion chrétienne. Ce n'est plus la Marie sacrée, figure de la de la sainteté qui apparaît devant nous mais une Marie ordinaire, simple et désemparée. Une mère charnelle, se rappelant les jours heureux de l'enfance et vivant dans la solitude et le chagrin à Ephèse. Dans ce décor dénudé, Marie apparaît comme une mère au foyer, accablée par de multiples tâches ménagères, exécutant chacune d'elle avec soin dans une monotonie effarante. Le décor évoque la pauvreté et la misère dans lequel semble baigner Marie, ne travaillant que de ses mains, réduite à n'être qu'une humble ménagère. C'est un être humain singulier qui s'exprime et témoigne de ce qu'elle a vu et qui l'a tant marqué. Elle tire toute sa profondeur dans le chagrin qui l'habite. La sensibilité organique et la naïveté de Marie se dévoile tout au long de la pièce. Elle boit et fume comme pour tenter d'échapper à sa tristesse, à sa colère, à son désoeuvrement. Elle se moque des miracles que son fils s'est vanté d'accomplir - redonner la marche à un homme, ressusciter les morts, transformer l'eau en vin. Elle tourne en dérision les amis (les apôtres) dont s'entoure son fils qu'elle surnomme avec ironie ses "désaxés". Sa simplicité réside aussi dans sa tenue d'une grande modernité : un pantalon noir et un tee-shirt blanc.
Rien n'est laissé au hasard. Les glissements du rideau - qui s'organisent et se désorganisent, s'agrandissent ou se rétrécissent - ajoutent un élément capital à la scénographie de la pièce. Le tableau derrière le rideau est tout d'abord noir et tragique comme la nuit (la nuit qui a succédé à la mort de Jésus), puis jaune symbole du Soleil éclatant de Jérusalem et enfin blanc comme pour signifier la fin et en même temps le début d'un monde nouveau. L'intonation, le geste, la marche, l'attitude sont à chaque fois poussés si loin qu'il n'y a plus d'espace pour les fuir : le spectateur est inéluctablement lié à cette femme, à sa douleur, à son chagrin. Dominique Blanc oblige à explorer avec elle toute la puissance du geste dramatique : quand elle crie et souffre, il ne suffit pas au spectateur de comprendre sa souffrance , mais de l'éprouver matériellement avec elle. Telle est l'une des grandeurs du jeu théâtral de cette comédienne : il est communicatif. Son interprétation est aussi bouleversante en ce qu'elle expose son visage à nu. Elle ne se protège jamais quand son visage se transforme, se déforme et ne disparaît pas derrière un masque artificiel de fard.
La splendeur de la lumière, la force des cris et des plaintes, la beauté incantatoire de la voix de Dominique Blanc font de ce spectacle, une création théâtrale émouvante et juste. Elle apparait comme une femme dépassée, qui voit partir son enfant et n'a pu le retenir à la vie, car semblant porté par une Mission plus grande que lui. Une situation que la metteure en scène a pu comparer, paradoxalement, à celle des Mères éplorées qui voient leurs enfants partir vers le Jihad. La pièce engage ainsi une réflexion sur la religion et son véritable rôle. Marie termine son long monologue en répétant "ça n'en valait pas la peine". Le message est mystérieux : faut-il en déduire que la mort du Christ n'a servi à rien ? Que la religion envahit tout et peut séparer les êtres qui s'aiment ? Au spectateur de trouver le sens et l'interprétation du message de la pièce...
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